À peine avais-je posé ma tête contre mon oreiller que je sentis à quel point j'étais épuisée. Les paupières terriblement lourdes, je refermais mes yeux rouges et me laissais aller à penser des choses tout d'abord futiles, puis de plus en plus farfelues... Comme comment calculer l'aire d'un globe oculaire, comme faire apprendre des techniques de ninjas à un crocodile, comme s'incruster dans une fête de girafes en costard sans se faire repérer,...
 Ou comme sortir avec ce vieux tas de poussière de Tyler Pulverem.
 Ce fut à ce moment-là que les grappins du sommeil m'attrapèrent et me tirèrent vers les sombres abysses du subconscient.

 Puis soudain, je réapparu debout, dans une robe d'un rouge flamboyant. Le genre de robe ancienne du moyen-âge ou des temps modernes, avec un corset noir qui m'entourait la taille. Je remarquais aussi que j'étais plus grande, non pas à cause des talons tout aussi sombres que je portais, mais par ma main aux doigts plus longs et plus fins que je tendais devant moi. Tout paraissait normal, monotone, comme si j'avais toujours été ainsi et ici.
 J'étais dans une sorte de bâtiment qui alliait pierres et jardins, éclairés par la lueur argentée de la lune et par quelques lanternes accrochées aux façades des anciens murs de pierres construits en style gothique et décoré avec des arabesques celtiques.
 Je ne pus admirer le reste, car je sentis une présence approcher. Me retournant, je vis une ombre non loin d'une arche de pierre blanches... ça me disait quelque chose de lointain... Mais de si proche aussi, comme si j'avais croisé cette présence depuis bien longtemps avant. Je lançais, au tac au tac:

 - Vieux tas de poussière?

 L'ombre s'était retournée au son de ma voix, révélant son visage légèrement bronzé, ses traits, sa grande taille qui me dépassait largement d'une tête et sa mèche blanche caractéristique qui contrastait avec ses cheveux bruns. Nul doute, je ne m'étais pas trompée; c'était bien lui, bien qu'il aie ce soir-ci les cheveux plus longs, des oreilles pointues, des crocs, des griffes et portant une des vestes de balais eliendrennes aux boutons argentés. Mais il était seul, sans sa daemone au caractère bien défini ni aucune autre présence qu'on pouvait à grand peine percevoir autour de lui... Je ne sus pas pourquoi, mais je me disais intérieurement "Tant mieux!" Il ne s'était pas non plus irrité de la manière dont je l'avais appelé. Bizarrement, je fus saisie d'un explicable mélange de regret et d'amusement pour cette appellation peu charmante.
 Puis croisant son regard, je fus étrangement hypnotisée par ses yeux angéliques... Je me perdais dans toutes les teintes de rouge qu'ils pouvaient receler, comme un marin admirant sa découverte d'un trésor. Sans m'en rendre compte, il s'était rapproché d'un pas léger, aussi noble qu'un humain ou qu'un vampire. Je ne le réalisais que lorsqu'il passa son bras autour de ma taille. Nous étions si proches maintenant, mais je ne le rejetais pas et n'en avais aucune envie, laissant nos têtes se rapprocher l'une de l'autre, tels deux aimants attirés par une force invisible mais puissante.
 Pour la première fois de ma vie, ce n'était pas à la gorge d'un malheureux que j'offrais mes lèvres, mais bien pour un baiser doux, léger et sincère.
 Mes derniers souvenirs de la vie réelle avaient totalement explosé en éclat - sans que j'en sache la raison mais je ne me le demandais pas -, ne laissant à mes yeux qu'un seul objectif, qu'un seul but, qu'une seule vue, qu'un chemin: Tyler Pulverem.
 Nos lèvres se détachèrent et nos deux regards écarlates se replongèrent entre eux, chacun renvoyant l'image de l'autre comme s'ils n'étaient plus qu'une entité, deux océan rouge faisant chacun le coucher de soleil de l'autre.

- Oui Summer, c'est moi. fit-il dans un murmure envoûtant avec un sourire dont les dents toujours si blanches éclairèrent mon âme toute entière d'une lumière unique et inconnue jusqu'à ce jour.

 Il me déposa un second baiser, et, émerveillée, je vis et j'entendis le monde changer autour de nous, comme si sa volonté même, son souhait, était de rendre ce moment plus harmonieux encore. Une musique de valse, dansante et mélodieuse apparut en même temps que ses musiciens et d'une immense salle de bal à l'ambiance festive et chaleureuse. Tout autour de nos, des robes tournoyaient, portées dans des mouvements vifs et amples. Des sourires, du calme ainsi que quelques rires et joyeux bavardages du côté des tables de l'autre côté de la salle.
 Mais je ne m'y attardais pas; prenant sa main, et glissant ma seconde sur son épaule, nous entamèrent notre première danse. Les cours de mes parents musiciens retentissaient dans mon esprit, et, un pas léger et silencieux après l'autre, un mouvement noble et soyeux après l'autre,... Seuls nos regards ne changeaient pas d'étape.
 Alors que la musique commençais à baisser petit à petit, je me laissa aller au-delà des limites que m'étais imposée mon envie de discrétion: d'une voix claire, je libérais le chant de mon cœur:

 - Deux rouages enchaînés et grinçants,
   Tous les deux âmes de lune et de sang,
   Saisissent leurs chaînes pour mieux se lier,
   Afin de rouler ensemble pour l'éternité.

 La musique redoubla comme un coup de tonnerre, inondant la salle que de crissantes harmonies que de mélodieuses dissonances.

 - L'Arbre protégera son Félin de la haine,
   Et toujours le Tigre protégera son Chêne
   De la pluie, des intempéries,
   Jour ou nuit, jour et nuit.

 L'assonante symphonie se fit si précipitée qu'on aurait pu croire que le vent qui fit voler nos cheveux bruns en était à l'origine. Je lui souris encore.

 Des milliers d'applaudissements retentirent, des gens nous crient de chanter tous les deux, comme si tout faisait qu'on s'unisse. Je leur souris de toutes mes dents blanches, reposait l'instrument que je tenais à mes pieds, puis, écartant les bras, je frappa brusquement dans mes mains. À ce geste suivit immédiatement un changement de décors; tout devint noir, dans des ténèbres parfaites. Puis soudain, des projecteurs illuminèrent la nouvelle scène d'une lueur rouge, révélant en son fond un véritable orchestre eliendrien et une exceptionnelle pluie de roses comme on n'en aurait jamais vu. Deux micros, comme des serpent, vinrent à nous et s'élevèrent à notre auteur.
 Je saisis l'instrument que m'avait confié mon compagnon d'une nuit - qui s'était peu à peut métamorphosé en une longue harpe rouge sang aux cordes d'ébènes -, et j'y passais les doigts. Contre tout attente, ce fut un son dur et brûlant qui en jaillit.

 https://www.youtube.com/watch?v=ydpk9wLduyE

 La musique s’accéléra à la fin, mon instrument se mis à jouer seul et je pus ainsi danser d'une danse rapide avec Tyler, dans un étrange duo de chants et de gestes presque acrobatiques de par nos sangs vampiriques, et lupin pour lui. Je ressentais - ou plutôt, tout le monde ressentait - les mouvements libres et sauvages de mon partenaire hybride. Un moment, unique, où nous dansions dans un balais tout aussi improbable et singulier.
 J'aurais voulu que ceci dure cent ans, que nos voix se mêlent ensemble pour toujours, à jamais, pour l'éternité. Ma voix à la sienne, Sa voix à la mienne... Dans une symphonie des plus magnifiques, rayonnantes comme une Etoile ayant trouvé l'amour ou la sainte lumière du cœur d'un Ange dans nos esprits de damnés, de vampires, de celui d'un lycan et de celle  d'une créature de la Brume. Mais ici, nos origines n'avaient plus d'importance; nous n'étions qu'un et le reste du monde et de nos soucis n'existaient plus.

 - Ne nous arrêtons jamais, lui susurrais-je dans un moment de repos dans la mélodie endiablée.

 Mais hélas, le sommeil n'est pas un paradis, un enfer éternel ou un monde éternel; déjà je sentais la réalité me rappeler à elle. Mais je luttais contre elle, sans comprendre la cause de cette impression de chaînes qui me tiraient vers l'arrière. Je serrais de toutes mes forces le semi-loup semi-vampire, cessant de chanter et enfouissant ma tête près de son cou.

Hélas, comme toutes les belles histoires, même les bonheurs les plus fous et les extases les plus merveilleuses ont leur fin. La nôtre n'était autre que le Temps qui défilait pour laisser place au jour, puis aux cours... et inévitablement à l'oubli; les Rêves sont une poussière si fine qu'elle s'envole dans les vents de l'esprit, difficile à saisir et à conserver.
Je le serrais encore contre moi, désespérément et maudissant les ténèbres qui tentaient de nous séparer. Déjà les sons de la fête et du public périssaient dans les abîmes de l'oubli et mon âme reprenait peu à peu conscience de ce qui l'entourait vraiment: un lit. Je sentais de nouveau ma robe de chambre noire contre moi, nos luxueuses tenues éclatant en fumée. Et dans une dernière embrassade qui ne dura qu'un bref instant, des dizaines de chaînes le saisirent à sont tour et les miennes se resserrèrent en écho. Je tendis une main vers lui, mais vite entraînée dans le flot métallique, seuls nos regards restèrent unis jusqu'à la fin. Les ténèbres ne faisaient plus qu'unes avec la Brume... Ou plus exactement, la Brume s'était insinuée dans notre songe. Mais nul désespoir, car sa présence qui nous séparait et le visage sans surprise du jeune hybride me signifiaient clairement que je ne portais plus mon lourd secret seule. Et que son absence de douleur dans cette Brume nocive me faisait partager un second secret... Je savais désormais que quelqu'un savait, qu'il qui m'aimait, que jamais il ne me dénoncerait.
Et qui sait, peut-être m'aiderait-il aussi? Les ténèbres et l'oubli nous engloutirent totalement.

- NON, TY...!!!

Je m'éveillais dans un terrible sursaut, les yeux révulsés et les bras tendus et tremblants qui soutenaient à grand-peine ma frêle physionomie.
Mais je ne trouvais plus la cause de mon trouble, ni exactement ce que j'avais voulu crier avant mon éveil. Tison...? Typhon...? Typhlosion?

- Certainement un affreux cauchemar plein de pégases arc-en-ciel..., me dis-je à mi-voix avant de me laisser retomber sur mon oreiller.

Et je ne savais pourquoi, un grand sentiment de solitude commença à m'enserrer sans que j'en comprenne la raison. Je me redressais, m'étirais, et, six coups de brosses, un uniforme noir et un livre dans une sacoche plus tard, j'étais enfin prête pour le petit-déjeuner avec mes collègues préfets.
Saisissant mon insigne, je l'activais pour irradier de la lumière oculaire du Tigre l'un des murs reculés du dortoir, à l'abris de tout regard, et m'y engouffrais comme une voleuse. Dans cette partie inaccessible pour bon nombre de personnes y avait déjà été préparé le petit-déjeuné, et deux personnes y étaient déjà présentes: Tas de Poussière et sa petite renarde. Je ne sais pourquoi, mais j'esquissai le même geste que lui au même moment et fut prise d'un léger vertige qui me fit bafouiller mon salut, puis je me renfermais dans un total mutisme en me plongeant tantôt dans mon assiette tantôt dans mon livre.
Mais je crois bien qu'en même temps, sa présence à ma droite me donnait un inexplicable sourire béat que je refoulais en me mordant les lèvres - ce qui n'est pas très discret lorsqu'on est non-mort...

Décidément, j'étais sacrément mal réveillée ce matin...!